9

Reggie Southeron ne reçut la visite de Pitt que le lendemain, en fin d’après-midi. Il venait juste de s’installer dans son fauteuil moelleux pour se remettre des désagréments du trajet – les ressorts durs, les courants d’air, la pluie dans le cou – quand on lui annonça l’inspecteur Pitt. Il envisagea sérieusement de refuser de le voir, mais sans doute était-ce déraisonnable. Cela pourrait l’inciter à creuser les questions qu’il valait mieux ne pas approfondir, et, par ailleurs, cette entrevue permettrait à Reggie de plaider sa propre cause, de se défendre avant d’être attaqué. Maudit soit Freddie Bolsover !

— Faites-le entrer, répondit-il avec irritation. Rangez donc le bon sherry et apportez-moi l’autre.

S’il ne lui offrait pas à boire, il risquait de l’offenser, mais ce n’était pas une raison pour gâcher du bon sherry.

Pitt arriva, débraillé comme toujours, le pardessus grand ouvert, mouillé aux épaules. Son expression était cordiale, empreinte de bonhomie, mais ses yeux semblaient plus perçants que dans le souvenir de Reggie.

— Bonsoir, monsieur, dit-il, affable.

Bizarre que quelqu’un comme lui ait une aussi belle voix, une diction pareille. Un prétentieux, sûrement ; il devait singer ses supérieurs.

— B’soir, répondit Reggie. Vous venez pour Helena Doran, j’imagine, la pauvre ? Je n’ai rien à vous dire ; je ne sais rien.

— Je n’en doute pas, acquiesça Pitt poliment. Si vous saviez quelque chose, vous nous en auriez parlé bien avant d’être sollicité par nous. Néanmoins…

Il sourit soudain ; en temps normal, on aurait pu dire qu’il avait du charme… s’ils avaient été sociale ment égaux, bien sûr.

— Néanmoins, vous serez peut-être en mesure de combler quelques lacunes.

— Sherry ? offrit Reggie en levant la carafe.

— Non, merci, déclina Pitt avec un petit geste de la main.

Fortement contrarié, Reggie remplit son propre verre. Il avait spécialement fait apporter ce tord-boyaux, et ce drôle de zèbre n’en voulait pas. Maintenant, comme un imbécile, il était obligé de le boire lui-même.

— Je vous l’ai déjà dit, déclara-t-il avec hargne, je ne sais rien au sujet d’Helena Doran.

— Sur sa mort, probablement pas, mais vous devez connaître sa vie. Peut-être mieux que vous ne le croyez. Votre avis m’intéresse. Vous êtes un homme d’expérience ; en tant que banquier, il vous arrive de porter des jugements sur les gens.

Reggie n’aurait pas dû être étonné. Naturellement, ce type s’était renseigné pour savoir ce qu’il faisait. Et c’était vrai, il était plutôt bon juge, en règle générale. Bien qu’il se fût trompé sur le compte de Fred die !

— Je suis à votre disposition.

Il s’était quelque peu radouci.

— Sale histoire… dire qu’elle était si jeune !

— Et jolie, paraît-il.

Pitt haussa un sourcil interrogateur.

— Très, dans le genre évanescent. Un peu trop blonde à mon goût, un peu trop frêle, mais parfaite pour ceux qui aiment ça. Moi-même, je préfère quelque chose de plus robuste.

Il ne fallait surtout pas qu’il se mette en tête de soupçonner Reggie. Autant tirer les choses au clair tout de suite.

— Ce n’est pas tout à fait mon style non plus, observa Pitt. Pas quand elles sont très blondes. Je les trouve trop froides.

Il n’était peut-être pas si mauvais, au fond. En tout cas, il était humain.

— Absolument, renchérit Reggie. C’était une gentille fille, toujours polie, d’une conduite irréprochable, si mes souvenirs sont bons. Dommage. Vraiment dommage.

Les yeux brillants de Pitt ne le quittaient pas un instant.

— Qui étaient ses admirateurs ? Car elle en avait certainement, non ?

— Bien sûr.

Ça, c’était une belle occasion.

— Alan Ross était très amoureux d’elle, à l’époque. Mais vous êtes au courant, je présume.

— Alan Ross ?

— Oui. Le garçon qui vient d’épouser Christina Balantyne, ce matin, exactement.

— Ah oui, c’est vrai. On m’avait dit qu’il avait un faible pour Helena Doran.

— Bigrement plus qu’un faible : il était fou d’elle. Il était effondré quand elle s’est enfuie… ou dois-je dire, quand elle a été assassinée ?

Il regarda Pitt.

— Elle a été assassinée, n’est-ce pas ?

— Hélas, oui. Sans l’ombre d’un doute.

— Comment le savez-vous ? Je croyais que le corps était… enfin…

— En effet. Il ne restait que quelques lambeaux de tissu, et les ossements, bien sûr. La chair avait été rongée, mais tous les os étaient là. Le cou était brisé. Il fallait avoir beaucoup de force dans les mains pour accomplir un travail aussi net.

Reggie grimaça de dégoût.

— Eh non, ce n’est pas très beau.

Il y avait quelque chose dans la voix de Pitt que Reggie ne parvint pas tout à fait à définir. Drôle d’oiseau, cet inspecteur de police. En tout cas, il servait sa cause et, avec un peu de doigté, il pourrait servir celle de Reggie également.

— Il était mal en point, reprit Reggie. Ça l’a déboussolé pour un bon moment, le pauvre vieux. Non pas que je veuille insinuer… évidemment…

— Mais c’est une possibilité, acheva Pitt à sa place. Reggie prit un air réticent.

— Bien obligé de l’admettre, dit-il lentement.

— Ne vous a-t-il jamais parlé d’un autre homme, d’un amant éventuel ?

Reggie plissa le visage pour essayer de se rafraîchir la mémoire.

— Pas que je me souvienne. Mais, mon cher ami, je ne vais tout de même pas vous répéter une parole occasionnelle, à supposer que je me la rappelle, si elle risque d’expédier quelqu’un au gibet !

— Personne ne se fait pendre pour quelques mots, répondit Pitt doucement, souriant à nouveau. Et n’oubliez pas votre devoir moral.

— C’est vrai.

Reggie se réjouissait de la tournure que prenait cette discussion. Tant pis pour Alan Ross ; après tout, il aurait très bien pu tuer Helena dans un accès de jalousie. C’était de loin l’explication la plus plausible !

Pitt attendait.

— Ma foi…

Reggie hésita, non parce qu’il répugnait à parler, mais parce qu’il ne savait pas trop quoi dire.

— Je n’ai pas les mots exacts, évidemment…

Sa voix monta légèrement, comme s’il demandait à Pitt s’il voulait réellement entendre la suite, puis il se hâta d’enchaîner, au cas où Pitt s’aviserait de l’interrompre :

— Juste le sens global. Il était très amoureux d’elle. Nous pensions tous que leur mariage était pour bientôt. Personne, naturellement, ne se doutait qu’elle avait un autre amant. J’imagine que Ross l’a découvert. J’ignore comment. Il ne nous a rien dit, mais ça, c’est normal. Elle l’a fait tourner en bourrique, tudieu ! Vous aimez une femme, et elle partage son lit avec un autre.

— Oui, concéda Pitt gravement. C’est très pénible. Il y a de quoi réagir d’une manière brutale.

— Tout à fait, acquiesça Reggie avec empressement. Tout à fait.

— D’un autre côté, reprit Pitt après un moment de réflexion, ç’aurait pu être l’amant.

— L’amant ? fit Reggie, abasourdi. Mais pourquoi, nom d’un chien ? Il a obtenu ce qu’il voulait, non ?

Il essaya de sourire, mais le résultat ne fut pas très naturel.

— Il n’avait aucune raison de lui faire du mal.

— Elle était enceinte, lui rappela Pitt. De son amant.

— Et alors ?

Une idée sombre traversa l’esprit de Reggie ; il commençait à avoir peur.

— Il l’aurait épousée s’il avait été libre, ne croyez-vous pas ?

Pitt le fixait de ses yeux brillants, sans ciller.

Les pensées de Reggie se bousculaient. C’était stupide. Il n’avait jamais touché cette fille. Il n’y avait pas de quoi s’affoler. Mais c’était oublier Freddie et sa maudite langue. Si la police apprenait les incartades de Reggie, elle ne ferait pas forcément la différence !

— Ce n’était peut-être pas un bon parti, dit-il, pivotant face à Pitt. Ce pouvait être un commerçant ou autre. Elle n’allait quand même pas épouser un commerçant !

Ce n’était guère le moment de ménager les susceptibilités. Ce Pitt devait bien comprendre qu’il existait des distinctions sociales. C’était quelque chose qu’il ne pouvait ignorer, du reste.

Loin de s’offusquer, Pitt parut réfléchir à la question.

— Elle avait donc un penchant pour les commerçants ? s’enquit-il.

— Seigneur Dieu !

Reggie pataugeait lamentablement. Comment répondre à cela ? S’il disait oui, d’autres le feraient passer pour un menteur. Pitt allait nécessairement effectuer le tour du square. Helena n’avait pas regardé un commerçant de sa vie. Une sainte nitouche comme elle ! Le seul homme, en dehors de Ross, pour qui elle eût manifesté quelque admiration, c’était le voisin d’à côté, le vieux Balantyne. Sûrement qu’elle aimait la pompe et le prestige de l’uniforme.

— Non, répliqua-t-il aussi calmement que possible. Non, pas du tout.

Oui, c’était ça, la réponse.

— En fait, je ne l’ai jamais vue s’intéresser à quelqu’un…

Il pesait soigneusement ses mots.

— … excepté le vieux Balantyne, notre voisin. Bel homme, le général. Normal qu’une jeune fille se laisse impressionner.

Qu’il se débrouille avec ça. Inutile de signaler que le général était marié. Pitt avait évoqué lui-même le fait de n’être pas libre ; à lui de déduire le reste.

— Je vois.

Pitt contempla ses pieds, puis leva sur lui un regard moqueur.

— Et vous, monsieur, elle ne vous admirait pas ?

— Moi ? dit Reggie, choqué. Juste ciel, non ! Banquier, homme d’affaires, pensez-vous ! C’est beaucoup moins exaltant que l’armée. Moins prestigieux.

Il esquissa un sourire forcé.

— Pas de quoi enflammer l’imagination d’une jeune fille romanesque.

— Selon vous, cet amant inconnu, ce pourrait être Balantyne ?

— Voyons, je n’ai pas dit ça !

— Bien sûr que non, vous n’iriez pas jusque-là : loyauté oblige.

Pitt secoua la tête.

— C’est tout à votre honneur.

Pourquoi le bougre souriait-il intérieurement ?

— Et, si j’ai bien compris, ce genre de beauté vous laissait insensible.

— Comment ?

— Je veux dire, vous n’auriez pas été jaloux, par exemple.

— Ciel, non ! Enfin, excusez-moi… certainement pas. Elle était trop pâle, trop incolore à mon goût. J’aime mieux quelque chose de plus… Je suis un homme marié…

Non, c’était trop pompeux. Il préféra s’abstenir.

— Tout à fait ravissante, votre femme de chambre, observa Pitt négligemment. Je n’ai pas pu m’empêcher de le remarquer. Voilà bien longtemps que je n’ai pas vu une aussi jolie fille.

Reggie se sentit rougir. Quel toupet, ce type ! À quoi voulait-il en venir ? Il le scruta avec attention, mais le regard de Pitt ne reflétait qu’une appréciation innocente.

— Oui, répondit-il au bout d’un moment. Je les choisis pour leur physique. C’est la raison d’être d’une femme de chambre.

— Ah oui ? fit Pitt en feignant l’intérêt. Quelqu’un m’a dit en effet que vous vous y connaissiez.

Reggie se figea. Freddie aurait-il… ? Il évita le regard de Pitt.

— Qui ça, Freddie Bolsover ?

— Le Dr Bolsover ?

Apparemment, Pitt ne l’avait pas suivi.

— Oui. Est-ce le Dr Bolsover qui a parlé de moi à propos des… euh, des femmes de chambre ?

Reggie s’éclaircit la voix.

— Ne prenez pas trop au sérieux ce qu’il raconte. Il est jeune, vous savez. Avec un sens de l’humour plutôt imprévisible.

Pitt fronça les sourcils.

— Je crains de ne pas avoir bien compris, monsieur.

— Il a une bien curieuse manière de plaisanter. Il dit des choses qu’il croit drôles, sans se rendre compte que ceux qui ne le connaissent pas pourraient les prendre au pied de la lettre.

— Quel genre de choses ? J’entends par là : s’arrête la vérité et où commence la plaisanterie ?

— Ah !

Reggie réfléchit fébrilement. Surtout, ne pas paniquer. Rester calme.

— Sur les questions médicales, là, il est parfaitement sérieux. Mais il est tout à fait capable de plaisanter sur moi et les femmes de chambre, par exemple.

— Autrement dit, il peut vous prêter une aventure avec une femme de chambre, c’est bien ça ?

Le visage en feu, Reggie se détourna.

— Quelque chose comme ça.

Il essaya d’adopter un ton nonchalant et manqua s’étouffer.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas un sherry ? Moi, je me ressers.

Et il joignit le geste à la parole.

— Dangereux, comme sens de l’humour, fit remarquer Pitt. Non, merci.

Il jeta un coup d’œil sur le sherry.

— À votre place, je lui en toucherais deux mots. Ce pourrait être gênant pour vous, surtout maintenant.

— Bien sûr, répondit Reggie aussitôt. Je vais m’en occuper. Bonne idée.

— Ça m’étonne que vous n’y ayez pas songé plus tôt. Car vous ne l’avez pas encore fait, n’est-ce pas ?

— Quoi ?

Reggie faillit lâcher la carafe.

— Vous ne lui avez pas encore parlé ? s’enquit Pitt, haussant les sourcils.

— Il… il vous a dit que je lui avais parlé ?

Au moment même où il prononçait ces paroles, Reggie se rendit compte de leur ineptie.

— Je… euh…

— Alors ?

— C’est-à-dire…

Que diable fallait-il répondre ? Ce fichu Pitt, que savait-il au juste ? Si seulement Reggie avait une idée des informations dont il disposait déjà, il pourrait ajuster ses réponses. Mais tâtonner ainsi à l’aveuglette, c’était effrayant.

Pitt esquissa une moue – quel visage étonnant il avait ! – et regarda ses ongles.

— Rien de plus naturel que d’admirer une jolie servante, fit-il, pensif. Ça arrive fréquemment. Il n’y a vraiment pas de quoi fouetter un chat. Sauf qu’en ce moment, ça pourrait paraître malencontreux.

Son regard brillant, pénétrant, se posa sur Reggie.

— Il ne vous importune pas, hein… le Dr Bolsover ?

Reggie le dévisagea, bouche bée. Il eut l’impression que son cerveau fondait avant de se solidifier à nouveau. Comment devait-il réagir ? Pouvait-il faire confiance à Freddie ? C’était peut-être l’occasion de régler la question une bonne fois pour toutes. Ou alors… Minute ! Et si Pitt allait voir Freddie pour le charger ? Freddie lui parlerait de Dolly, et ça changerait tout ! Etaient-ils déjà au courant qu’il avait retiré cent livres à la banque ? Pitt avait-il discuté avec le valet ? Était-ce là le nœud du problème ? Attention, Reggie, réfléchis avant de parler. Tu as failli tomber dans le panneau.

— Bonté gracieuse, non, articula-t-il avec un sourire blafard. Freddie est un brave type. Il lui arrive de se conduire comme un âne, mais c’est tout. Il n’est pas méchant pour un sou.

— Je suis content de l’apprendre, monsieur.

Pitt ne quittait pas son visage des yeux.

— J’ai cru un instant que vous aviez peut-être des ennuis.

— Des… ennuis ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

Il fallait absolument découvrir ce qu’il savait déjà.

— J’ai parlé aux domestiques, répondit Pitt d’un ton léger. Dans le cadre de l’enquête, vous comprenez. Reggie le regarda fixement.

Il était au courant ! Pour le valet et la banque ! Si Reggie lui racontait un bobard sur la destination de ces cent livres, ce diable d’homme serait capable d’aller vérifier par lui-même et de découvrir la vérité. C’était trop facile. Il fallait inventer autre chose.

— Ma foi…, commença-t-il maladroitement, l’esprit en ébullition.

Qui pourrait-il accuser, si ce n’était pas Freddie ? Qui ne serait pas en mesure de le démentir ? Qui conviendrait le mieux pour ce rôle-là ?

— Ma foi, pour ne rien vous cacher, j’ai eu un petit problème… pas avec Freddie, non. Freddie est un gentleman. C’est la gouvernante…

Oui, c’était ça.

— La gouvernante s’est monté la tête… une femme seule, sans soupirants, coincée avec les enfants toute la sainte journée. Elle a déraillé et, du coup, c’est moi qui ai trinqué. En temps normal, je l’aurais mise à la porte, mais en ce moment, comme vous dites, c’est un peu délicat. Alors je l’ai payée. Je n’aurais sûrement pas dû, mais que ne ferait-on pas pour avoir la paix, hein ? Vous êtes un homme marié, vous pouvez comprendre ça. Plutôt ouvrir son portemonnaie que prêter le flanc aux commérages. Elle ne recommencera pas. De toute façon, une fois que cette affaire sera résolue, ce ne sera plus nécessaire, pas vrai ?

— Oh non, dit Pitt avec une grimace. Vous ne voulez donc pas porter plainte ?

— Seigneur Dieu, non ! Si j’ai payé, c’est juste ment par souci de discrétion. Adressez-vous à elle, et elle niera tout. Moi aussi, d’ailleurs. Je n’ai pas le choix. J’ai une femme, moi. Et puis, il faut que je pense aux enfants. J’ai trois filles. Mais vous le savez déjà, non ? En fait, je n’en ai que deux. Chastity est la fille de mon frère. Il a été tué, le pauvre. Je l’ai recueillie, c’est normal.

— C’est une charmante enfant.

— Oui, oui. Et voilà, vous comprenez, n’est-ce pas ? Surtout, pas de scandale. Ce serait un désastre. Les filles sont très attachées à leur gouvernante. Et elle fait bien son travail, ajouta-t-il précipitamment. Très bien.

— Parfait. Eh bien, je vous remercie, monsieur. Votre aide m’a été précieuse.

— Bon. Bon. Vous allez nous régler ça rapidement, j’espère.

— Je l’espère aussi. Bonsoir, monsieur, et merci.

— Bonsoir, c’est cela, bonsoir.

Lorsqu’elle l’apprit le lendemain, Charlotte se mit en colère. Elle pivota devant le buffet et fit face à Pitt dans son fauteuil.

— Cette espèce de canaille lubrique a accusé Jemima de chantage, et vous l’avez écouté sans rien dire ? s’exclama-t-elle. Mais c’est ignoble !

— Je pouvais difficilement le contredire, répondit Pitt, raisonnable. Cela me paraît peu probable, mais aucunement impossible.

— Bien sûr que c’est impossible ! Jemima n’aurait pas idée de faire chanter qui que ce soit.

— C’était le cri du cœur…

Pitt lui sourit avec un mélange d’affection et d’ironie.

Mais Charlotte ne se laissa pas démonter. Elle était convaincue d’avoir raison ; le tout était de justifier son point de vue.

— Soit, déclara-t-elle, le fixant d’un air résolu. Parlons de manière rationnelle : croyez-vous vraiment que ça vaille la peine de dépenser de l’argent pour cacher le fait qu’il couche avec la femme de chambre ? Ce n’est un secret pour personne. Et de toute façon, Mary Ann n’est pas là depuis assez longtemps…

Une note de véritable triomphe intellectuel perça dans sa voix.

— Pas suffisamment pour être la mère du premier bébé ! Il y a eu quelqu’un avant elle, peu de temps : elle s’est mariée et elle est partie. Et celle d’avant est morte.

Elle dévisagea Pitt, en proie à une excitation croissante.

— Tout le monde sait qu’il se conduit mal, même sa femme, je parie, bien que, naturellement, elle soit obligée de prétendre le contraire…

Il fronça les sourcils.

— Pourquoi ? Pourquoi diable feindrait-elle l’ignorance ? Je la vois plutôt s’emporter et y mettre tout de suite le holà.

Charlotte soupira patiemment. Les hommes étaient parfois d’une naïveté !

— À mon avis, elle-même ne souhaite pas bénéficier de ses attentions en permanence, expliqua-t-elle, et ça l’arrange qu’il aille se consoler ailleurs. Mais si elle était contrainte à affronter la réalité, publiquement, j’entends, alors elle devrait se lamenter, jouer les femmes blessées, horrifiées et tout. C’est la société qui veut ça. En plus, elle aurait l’air bête, l’épouse bafouée… une position plutôt humiliante, non ?

— Mais c’est une épouse bafouée, observa Pitt. Sauf qu’elle ne croit pas au mensonge, mais l’affront est le même.

— Pas du tout.

Elle lui jeta un regard oblique. Affectait-il l’ignorance ou ne savait-il réellement pas ? Quelquefois, il lui arrivait de la taquiner sans pitié.

Il attendait innocemment.

— Ce n’est pas un affront, reprit-elle finalement, du moment qu’elle n’y voit pas d’objection ; en tout cas, pas vis-à-vis d’elle. L’affront serait de la ridiculiser en public. Tout le monde sait ce qu’il fait et aussi qu’elle, ça ne la dérange pas. Mais si elle était obligée de l’admettre, elle devrait soit lui faire une scène et se couvrir de ridicule, soit le cautionner ouvertement, et ce serait immoral.

— Quel cynisme ! Où avez-vous appris tout ça ?

Le visage de Charlotte s’allongea.

— Oui, je sais. Moi, je trouve ça écœurant, mais c’est ainsi. J’ai découvert beaucoup de choses au contact d’Emily. Elle est très observatrice et elle connaît un tas de gens dans ce milieu-là… la société, j’entends. Je serais incapable de réagir de la sorte. Je crois que je ferais un esclandre de tous les diables.

Il eut un grand sourire.

— Je n’en doute pas un instant, ma chère.

Elle le regarda rapidement.

Il leva les mains en un geste de défense.

— Ne vous inquiétez pas ; nous n’avons pas les moyens de nous payer une femme de chambre, et je vous jure de ne jamais toucher Mrs. Wickes.

Étant donné que Mrs. Wickes pesait quatre-vingt-dix kilos et avait une moustache, Charlotte jugea la concession bien minime.

— Et Jemima ? demanda-t-elle.

— Il ne souhaite pas la poursuivre en justice.

— Évidemment ! Puisqu’elle n’est pas coupable.

— Je suis bien de votre avis, dit-il pensivement. Reste à savoir pourquoi il m’a raconté ça. C’est une invention inutile et plutôt dangereuse, ne croyez-vous pas ?

— Je m’en moque ! Jemima ne peut pas le faire chanter.

— Qui, alors ? voilà la question intéressante.

Charlotte retint son souffle.

— Oh !

— Tout à fait.

Il se leva d’un bond.

— Vous n’allez pas l’inculper ? demanda-t-elle, l’agrippant par le bras.

— Non, mais je suis obligé de le signaler.

— Il le faut vraiment ?

— Bien sûr.

— Ça va lui nuire ! Elle ne pourra même pas le démentir ; ça va peut-être la poursuivre jusqu’à la fin de ses jours !

Il posa un instant sa main sur la sienne, avant de la retirer doucement.

— Je le sais bien, ma chère. Et je serais heureux de prouver qu’il ment.

Il ne servait à rien de discuter. S’il fallait intervenir rapidement, eh bien, elle allait s’en charger elle-même.

En conséquence, après le départ de Pitt, elle abandonna ses tâches ménagères et, laissant un mot sur la porte pour Mrs. Wickes, se rendit directement à Callander Square. Sa seule excuse était d’aller voir le général Balantyne et de concocter rapidement un prétexte quelconque, quelque chose qu’elle aurait oublié de lui dire.

Lorsqu’elle arriva devant sa porte et se trouva face au valet, elle n’avait toujours rien inventé de plausible, mais, par chance, il ne lui demanda pas les raisons de sa venue et l’introduisit simplement dans la bibliothèque. Assis derrière son bureau, le général n’avait pas l’air de travailler, car il n’y avait pas de stylo en vue ; il se contentait de fixer une pile de papiers. Quand elle entra, il leva les yeux avec un certain empressement.

— Charlotte, ma chère, quelle bonne surprise !

Elle ne s’attendait guère à un accueil aussi chaleureux. Quel homme imprévisible ! Serait-ce le contrecoup du mariage de Christina ?

— Bonjour, général Balantyne, répondit-elle d’un ton à la fois neutre et aussi amical que possible.

— Je vous en prie, entrez.

Il était déjà debout et contournait le bureau pour aller à sa rencontre.

— Asseyez-vous près du feu. Le temps est déplorable, mais c’est tout ce qu’on peut espérer pour un mois de janvier.

Elle s’apprêtait tout naturellement à refuser quand elle se souvint qu’elle n’avait toujours pas d’explication à sa visite. Au moins, cela lui permettrait de gagner du temps.

— Merci, oui, il fait très froid aujourd’hui. C’est le vent, surtout, qui est pénible à supporter.

Il la regardait toujours sans mot dire, ce qui la mit mal à l’aise.

— On a l’impression d’être à l’abri entre les bâtiments, poursuivit-elle pour rompre le silence, mais, en fait, ils forment des couloirs où le vent s’en gouffre avec une force redoublée.

— Vous m’autoriserez à vous faire raccompagner par mon cocher, dit-il sérieusement. Peut-être désirez-vous boire quelque chose de chaud ? Une tasse de thé ?

— Oh non, je vous remercie, fit-elle à la hâte. Je ne voudrais pas vous déranger. Je suis venue juste pour…

Vite, au nom du ciel, pourquoi était-elle venue ?

— parce que… je me suis soudain souvenue que j’avais… laissé de côté plusieurs lettres importantes, sans les inclure dans le classement. Du moins, c’est ce qu’il m’a semblé.

Était-elle crédible ?

— C’est très consciencieux de votre part, approuva-t-il. Mais je n’ai rien remarqué qui ne soit pas en ordre.

— Et si je vérifiais ?

Se levant, elle regarda le bureau. À sa vue, la notion même de l’ordre lui parut absurde. Elle se tourna, désemparée, vers le général.

— J’ai tout mis sens dessus dessous, avoua-t-il, énonçant l’évidence. Sincèrement, j’aurais à nouveau besoin de votre aide.

Quelque chose dans son expression la troubla, la douceur de son regard, cette façon directe qu’il avait de la contempler. Bonté gracieuse ! Il ne s’était tout de même pas mépris sur les raisons de son retour ? Son excuse était bien maigre, en vérité… mais pas pour ce motif-là ! Elle voulait intercepter Jemima ; seulement, si elle passait directement chez les Southeron, sans aucun prétexte, elle risquait d’éveiller des soupçons. Peut-être même Reggie Southeron se douterait-il de ses véritables intentions. Les gens qui avaient quelque chose à se reprocher, et c’était son cas, elle en était sûre, avaient tendance à se montrer excessivement suspicieux. Au mépris de toute logique, ils voyaient des accusations là où il n’y en avait point ; que dire alors lorsque tel était précisément le propos, mal déguisé, de surcroît ?

Balantyne attendait, sans la quitter des yeux.

— Oh !

Elle se reprit ; le plus urgent était de le détromper.

— Ma foi…

Elle jeta un coup d’œil sur le fatras qui encombrait le bureau.

— Je serais heureuse d’y remettre un peu d’ordre, mais malheureusement, c’est tout ce que je puis vous proposer.

Elle sourit pour rendre son refus moins abrupt.

— Comme je n’ai pas de domestiques, j’ai du ménage en retard. Ça devient même assez urgent.

— Ah !

La mine du général s’allongea.

— Pardonnez-moi d’avoir manqué de considération. Je… certainement. Je ne veux pas vous distraire de…

Il bégayait légèrement dans sa hâte de se ressaisir.

— Oui, je vois. Mais si vous acceptiez de rester aujourd’hui, je vous serais extrêmement obligé…

Il hésita, se demandant sûrement, pensa-t-elle, s’il devait lui offrir de la payer et comment s’y prendre avec tact. Son embarras la toucha. Elle lui sourit chaleureusement.

— À vrai dire, j’ai horreur du ménage et, pour une journée, je peux très bien m’arranger avec ma conscience. C’est une attitude fort peu féminine, mais je trouve la guerre de Crimée infiniment plus passionnante que mes fourneaux.

Elle s’approcha du bureau en ôtant ses gants ; elle lui tournait le dos pour ne plus avoir à croiser son regard, mais elle sentait avec acuité sa présence derrière elle.

Il lui fut impossible de s’excuser à l’heure du déjeuner ; elle profita donc de son unique opportunité de s’introduire dans la maison d’à côté un peu plus tard que prévu. Personne ne la vit cependant, hormis la fille de cuisine et l’aide-cuisinière, et elle se glissa dans la salle de classe avant le début des cours de l’après-midi.

Postée devant la fenêtre, Jemima regardait le square. En entendant Charlotte entrer, elle se retourna.

— Charlotte, quel plaisir de vous voir !

Elle rayonnait ; on eût dit qu’elle avait des étoiles dans les yeux.

— Vous êtes revenue travailler pour le général Balantyne ?

— Aujourd’hui seulement, répondit Charlotte sobrement. En fait, je suis là parce que je voulais vous voir sans trop attirer l’attention.

Inutile de temporiser : elle devait lui parler de Reggie, et ce avant le retour des enfants.

Jemima semblait n’avoir aucune conscience de l’imminence du danger.

— Je suis sûre que Mr. Southeron n’y verra pas d’inconvénient.

Elle ne regardait pas Charlotte, mais un peu au-delà.

— Dommage que vous ne soyez pas venue déjeuner. Il faut que vous reveniez demain.

N’avait-elle pas écouté ? Charlotte lui avait pourtant bien dit qu’elle était là pour une journée seule ment.

Mais Jemima s’était à nouveau tournée vers la fenêtre. Charlotte traversa la pièce et se posta à côté d’elle. Elle regarda en bas. Il n’y avait rien à voir, sinon le square silencieux et nu, trempé par la pluie, dans les tons noirs et gris ; même l’herbe avait perdu sa couleur verte. Le vent gémissait lugubrement dans les courettes et agitait les quelques feuilles mortes qui s’accrochaient encore aux arbustes. Il n’y avait rien qui pût retenir l’attention d’une jeune fille. Charlotte n’avait pas entendu d’équipage : les sabots des chevaux et les roues grinçantes faisaient suffisamment de bruit sur les pavés. Quelqu’un à pied, alors ? Par un temps pareil ? Oh non, pas Brandy Balantyne !

— Jemima !

Jemima se retourna ; ses yeux pétillaient de bonheur. Elle les baissa soudain, tandis qu’une légère roseur lui montait aux joues.

— Brandy Balantyne ? questionna Charlotte.

— Ne l’aimez-vous donc pas, Charlotte ? La dernière fois, j’ai cru comprendre le contraire.

Charlotte l’aimait beaucoup, mais elle n’osa l’avouer, ni mentir du reste et faire mal inutilement.

— Je l’ai croisé trois ou quatre fois, très brièvement. N’oubliez pas que je n’étais pas invitée chez eux ; j’étais là pour aider.

C’était cruel, certes, mais il ne fallait pas que Jemima se laisse griser par ses rêves. Plus on se prenait à rêver, plus le réveil était douloureux.

Jemima eut l’air peinée.

— Je sais, répondit-elle tout bas. Oui, je sais tout ça. Et je comprends ce que vous essayez de me dire. C’est vous qui avez raison.

Charlotte voulait la mettre en garde contre Reggie Southeron, mais évoquer, en cet instant précis, le maître qui couchait avec ses servantes eût été grossier et sans doute totalement déplacé. Il n’y avait aucun parallèle là-dedans, et Charlotte n’avait pas envie que Jemima lui prête ce genre d’idées. Il allait falloir remettre cette discussion à plus tard, quand elle susciterait moins de souffrance et d’incompréhension. Toutes les explications du monde ne suffiraient pas à rassurer Jemima si elle mettait Reggie, les femmes de chambre et le chantage sur le même plan que Brandy Balantyne.

— Je dois rentrer, dit-elle. Je voulais seulement vous voir et vous… prier de faire très attention à vous. Parfois, au cours d’une enquête comme celle-ci, il arrive qu’une personne qui a peur accuse quelqu’un d’autre. Je suis au courant pour la pauvre Miss Doran. Soyez extrêmement prudente dans tout ce que vous pouvez dire !

Quoique légèrement perplexe, Jemima acquiesça de bonne grâce et, cinq minutes plus tard, Charlotte se retrouva dans la rue glaciale pour regagner au plus vite la bibliothèque et les papiers du général. Elle était mécontente d’elle et doublement inquiète pour Jemima.

Après son mariage, Christina ne s’absenta que huit jours, peut-être à cause des drames survenus dans le square. Le moment était mal choisi pour les célébrations : personne n’avait le cœur à festoyer, et surtout pas Alan Ross. Même Christina, devenue sa femme quelques jours après la découverte du corps d’Helena, pouvait difficilement lui demander de songer à leur lune de miel. Emily, qui lui rendit visite sitôt que la bienséance l’y autorisa, considérait pour sa part que Christina pouvait s’estimer heureuse que le mariage lui-même ne fût pas reporté. C’eût été un désastre. Dans l’état où elle se trouvait peut-être, elle risquait, à quinze jours près, de passer pour une menteuse. Une naissance prématurée avait ses limites, si l’on voulait être crédible !

Elle arriva chez Christina sans aucun but particulier, sinon dans l’espoir d’en apprendre davantage sur Helena Doran. Elles avaient le même âge et certainement beaucoup de points communs : elles avaient dû assister aux mêmes réceptions, fréquenter les mêmes salons. Elles n’avaient sans doute pas été proches, et Christina éprouvait peut-être quelque amertume à l’idée d’avoir épousé un homme qui avait aimé Helena, du moins dans le passé. Mais elle savait sûrement quelque chose ; bien souvent, la vérité se nourrissait autant d’antipathie que d’amitié, notamment lorsqu’il s’agissait d’un défunt. C’était curieux comme la mort avait tendance à masquer les réalités congrues derrière le paravent des convenances. Voilà qui ne devait pas faciliter les investigations.

La maison d’Alan Ross était située dans une rue élégante à moins de huit cents mètres de Callander Square. Elle ne pouvait prétendre à la même opulence, ni à la même grâce raffinée ; cependant, c’était une demeure cossue et, quand Emily frappa à la porte, ce fut une femme de chambre soignée qui lui ouvrit.

Christina eut l’air contente de la voir, même si Emily lui trouva la mine un peu pâle. Une lune de miel représentait bien souvent un choc pour une femme, mais elle n’avait pas dû réserver de grosses surprises à quelqu’un qui avait joyeusement couché avec un valet.

— Bonjour, Emily, dit Christina d’un ton un peu guindé. C’est gentil à vous de venir me voir.

Emily croisa mentalement les doigts avant de mentir.

— Je voulais vous souhaiter la bienvenue et prendre de vos nouvelles, répondit-elle, l’air soucieux. Le sort a été cruel pour vous, je trouve. Quel malheur qu’on ait découvert cette pauvre fille juste à ce moment-là ! On ne saurait imaginer pire.

Christina la toisa avec froideur.

— Dommage surtout que vous ayez choisi ce moment-là pour vos explorations !

— Ma chère…

Emily réussit à prendre un air navré.

— Comment aurais-je pu me douter de ce qui m’attendait ? Je croyais, comme tout le monde, qu’elle s’était enfuie avec son amant, qu’ils s’étaient mariés et vivaient heureux quelque part… enfin, du moins qu’elle s’était mariée. À dire vrai, je n’étais pas convaincue qu’ils étaient heureux. Ces histoires romanesques finissent rarement bien.

— C’est ce que vous avez dit. Mais alors, que faisiez-vous dans ce jardin désert ?

— Simple curiosité, je suppose, répliqua Emily indolemment, se retournant pour admirer la pièce qui de fait était très joliment décorée. L’endroit est si romantique…

— Un jardin abandonné, en plein hiver ?

Une note acide se glissa dans la voix incrédule de Christina.

— Ce n’est pas toujours l’hiver, fit remarquer Emily, logique. Et le jardin devait être dans un bien meilleur état il y a deux ans.

— Je ne vous suis pas.

Christina demeurait résolument froide.

— Mais quand Helena y retrouvait son amant, voyons !

Emily se tourna vers elle.

— Comment était-elle ? Vous l’avez sûrement connue. Était-elle très belle, avec beaucoup de charme ?

— Pas spécialement, fit Christina, affectant le dédain. Elle était jolie, oui, dans le genre anémique, et sans une once d’esprit. En fait, je la trouvais plaisante, mais assez ennuyeuse.

— Oh, mon Dieu !

Emily esquissa, non sans effort, une moue désappointée. En réalité, elle était ravie. En lui révélant son véritable sentiment, Christina lui en dévoilait autant sur elle-même que sur Helena Doran.

— Quel dommage, reprit-elle. Je l’imagine mal séduire un amant romantique, à moins qu’il ne soit totalement novice. Ou alors, elle devait avoir des talents cachés.

— Si elle en avait, ils étaient bien cachés, rétorqua Christina sèchement. Personne, à ma connaissance, n’a réussi à les découvrir.

Emily savait être cruelle sans s’encombrer de scrupules.

— Pas même Mr. Ross ?

À sa grande surprise, Christina rougit violemment.

— Alan a été très déçu par elle. Elle ne lui inspire plus aucune admiration.

— Déçu ?

— Eh bien, contrairement aux apparences, ce n’était pas franchement une ingénue, déclara Christina, cinglante. Elle avait un amant qu’elle retrouvait dans un jardin abandonné et avec qui elle couchait, visiblement, puisqu’elle était enceinte. Il y a de quoi être déçu, non ?

— Dans ce cas, vous feriez bien d’observer la plus grande discrétion vous-même.

Emily n’aimait pas l’hypocrisie morale et n’aimait pas particulièrement Christina.

Cette dernière s’empourpra de plus belle et lui jeta un regard haineux. Était-il possible qu’à ce stade elle eût acquis quelque considération pour Alan Ross ? C’était l’explication la plus plausible. De par son mariage, elle jouissait enfin d’une respectabilité indispensable dans l’éventualité d’une grossesse, même si celle-ci paraissait de moins en moins probable. Au contraire de Charlotte, elle continuait à porter des robes cintrées, et sa silhouette ne laissait rien transparaître. Oui, peut-être avait-elle conçu une réelle estime pour son époux. Dommage, mais à moins que Christina ne change radicalement dans sa façon d’être, mieux Mr. Ross la connaîtrait, plus Emily doutait qu’il lui rende la pareille. Cet effort-là, cependant, Emily ne pouvait ni souhaitait l’accomplir à sa place.

Elle resta encore un peu pour reparler d’Helena, mais n’apprit rien, sinon que Christina la détestait cordialement. Elle n’aurait su dire toutefois si cette animosité était antérieure à l’affection de Christina pour Mr. Ross. Elle prit congé au bout d’une demi-heure, absorbée par ses nouvelles et intéressantes pensées.

Le lendemain du jour où elle avait entendu parler de cet épisode, et surtout des conclusions qu’Emily en av ait tirées, Charlotte décida de retourner voir Jemima et, cette fois, au mépris d’une souffrance passagère, l’avertir du danger qui la guettait. Elle voulait également essayer d’en savoir plus sur Reggie Southeron pour découvrir qui le faisait chanter, si chantage il y avait. Quoi qu’il en fût, pour protéger Jemima, il fallait connaître les véritables raisons de l’accusation portée contre elle.

Pour lui parler en tête à tête, elle devait voir Jemima avant le début de la classe, qui commençait probablement à neuf heures du matin. À huit heures et quart donc, alors que le jour se levait à peine sur la grisaille faite de froid et de neige fondue, elle descendit du cab à Callander Square. Arrivé par erreur du mauvais côté du square, le cocher refusait d’en faire le tour, de peur que son cheval ne s’abîme les genoux sur les pavés glissants où le vent de la nuit avait empilé les feuilles mortes.

Charlotte ne discuta pas. Elle ne tenait guère à ce que le cheval tombe et se blesse, pas spécialement à cause du cocher, mais pour la bête elle-même.

Il ne lui restait plus qu’à continuer à pied ; plutôt que de risquer un accident à son tour, elle préféra couper par le jardin où il n’y avait pas de pierres et où le gel nocturne avait durci la terre au point que le sol pût supporter son poids sans qu’elle s’enfonce dans la boue. Le soir, elle ne s’y serait pas aventurée seule : le souvenir de Cater Street la hanterait sans doute jusqu’à la fin de ses jours. Mais quel rôdeur, sinon le plus désespéré, irait se tapir par cette matinée grise et glaciale parmi les branches noires et tordues et une végétation flétrie ?

Elle avançait d’un pas vif car le froid lui brûlait la peau et le vent lui envoyait de la neige fondue au visage. Elle regardait avec attention où elle mettait les pieds afin de ne pas trébucher sur une branche ou glisser dans une mare à moitié gelée. Elle ne vit donc la forme obscure qu’à la dernière minute. Pas tout à fait sur le chemin, mais au bord, comme si la bourrasque l’en avait repoussée. C’était bien trop volumineux pour une branche. Envahie d’un pressentiment, une impression de désastre, Charlotte s’arrêta à sa hauteur.

Elle vit des habits mouillés et, entre les racines des asters d’automne, la tête. Gorgés d’humidité, les cheveux devaient être blonds à l’origine, et la peau blême portait l’indiscutable empreinte de la mort.

Elle se pencha sur le cadavre, mais sans le toucher. L’homme gisait sur le flanc, le bras replié sous lui, comme s’il avait essayé d’arracher le couteau planté jusqu’à la garde dans sa poitrine. Elle se rappelait ne l’avoir vu qu’une seule fois, mais elle sut sans l’ombre d’un doute que c’était Freddie Bolsover.

Se redressant lentement, elle rebroussa chemin sous les rafales de vent à la recherche d’un agent de police.